Les BD de l’automne (« Stuck Rubber Baby » ; « Oleg » ; « Look back » ; « Thérapie de groupe »)

Stuck Rubber Baby : BD de Howard CRUSE (USA) publiée par Casterman en 2021 (1995) de type Autofiction/Sociale

C’est une réédition chez Casterman d’un classique de l’autofiction américaine paru pour la première fois en 1995. Pour l’époque, ça devait être totalement novateur : non seulement l’auteur, en travestissant légèrement les noms, les lieux et les événements, raconte sa jeunesse homosexuelle dans les années 1950-60 (je laisse imaginer comment la chose est reçue en ce temps-là), mais il y entrelace subtilement la question de l’émancipation noire. Ce roman graphique autofictionnel, raconté sous forme de flashbacks, devient donc un manifeste englobant la lutte pour tous les droits, appuyant tantôt le registre individuel-empathique, tantôt le registre collectif-historique-politique. C’est très bien fait.

Je ne connaissais pas Howard Cruse auparavant, mais je peux supposer que Stuck Rubber Baby a un statut iconique aux USA, et sa redécouverte aujourd’hui par le prisme de l’intersectionnalité a du sens. Le sujet est passionnant, l’histoire très émouvante. Malheureusement, sur le plan formel c’est pas ma came. L’esthétique de l’underground américain à la Crumb me rebute très fort, que ce soit dans le découpage, le style de dessin à base de micro-hachures ou la représentation des corps et des visages. C’est un constat que j’ai fait depuis longtemps, j’ai réellement tenté de m’y habituer, mais ça ne prend pas. Cela dit, je suis persuadé que cette BD est une pépite et qu’elle peut intéresser nombre de lecteurs, n’hésitez donc pas à la parcourir si vous tombez dessus.

Ma note : 7/10


Oleg : BD de Frederik PEETERS (Suisse) publiée par Atrabile en 2021 de type Autofiction/Réaliste

C’est rigolo les hasards de la vie : le jour même où j’apprenais, bras ballants, que le prix Renaudot était attribué à un roman parlant d’un sempiternel vieux romancier incestueux, ce qui ravivait en moi la détestation de l’autofiction à la française, je lisais également la dernière BD de Frederik Peeters, qui se trouve être… une sempiternelle autofiction à la française. Le protagoniste, auteur BD qui est un décalque transparent de Peeters lui-même (son œuvre précédente Saccage est décrite dans le récit sans l’ombre d’un doute) est surtout un insupportable bobo demi-savant. Et comme on sait avec certitude que c’est un personnage autofictionnel, on ne se contente pas de le détester, on se met à détester Peeters avec (alors même que, pour rappel, c’est un de mes auteurs chéris, dont je compte au moins une œuvre – Lupus – parmi mes incontournables de la BD).

Je vous le donne en mille : il peste continuellement contre les écrans et smartphones, qui sont pour lui autant de véhicules d’une sous-culture qu’il méprise intensément (manga, anime, émissions et séries télé à succès…), tandis que sont mises en exergue ses propres références culturelles : vieux films, musique classique et art contemporain, soit grosso modo ce que vous trouverez dans les premières pages de n’importe quel numéro de Télérama. Et puis c’est pas tout : les jeunes ils parlent mal (sauf sa fille) et puis ils sont bêtes (sauf sa fille) et aliénés (sauf sa fille), le monde ne mérite pas la hauteur de vue de ce cher Oleg. Il est une illustration involontaire du « narcissisme des petites différences » conçu par Bourdieu. Enfin bien entendu, l’intrigue parle de lui et de ses angoisses d’artiste, et puis après de lui comment il vit que sa femme ait un problème de santé. C’est pathétiquement autocentré.

Ma note : 4/10


Look back : BD de Tatsuki FUJIMOTO (Japon) publiée chez Kana en 2021 de type Récit/Réaliste

Ooooh la pépite que j’avais pas vue venir ! Très court manga autoconclusif d’un jeune auteur très réputé au Japon, Look back est un remarquable récit sur l’acte créatif et le dessin BD. Fujino est une gamine qui dessine des gag mangas (saynètes rigolotes en 4 cases verticales) pour le journal de l’école. Un beau jour, on lui demande de faire cohabiter ses bandes dessinées avec celles d’une mystérieuse élève dont l’état de santé ne lui permet pas de fréquenter l’établissement, et qui reste cloitrée chez elle. Les gag mangas de cette « concurrente » ont un niveau de dessin stratosphérique, ce qui pousse Fujino à s’améliorer puis, face à l’ampleur de l’écart de niveau, à abandonner le dessin.

Mais les dessins de l’autre gamine, Kyômoto, présentent des décors aussi magnifiquement détaillés que figés, dans lesquels il ne se passe rien. Ceux de Fujino, plus grossiers et moins précis, comportent des personnages, du mouvement, de l’humour – de la vie ! Et c’est en fait la combinaison des deux approches, la symbiose, qui va produire des mangas géniaux publiés précocement. Le sujet est aussi beau que la réalisation. Les planches en itérations de cases semblables (personnage de dos, penché sur sa planche à dessin), qui nous poussent à combler les ellipses en comparant les changements, les détails, les variations, sont de pures merveilles. J’ai pas tout compris sur la fin de ce court exercice de style, mais il n’en demeure pas moins magistral.

Ma note : 8/10


Thérapie de groupe : BD de Manu LARCENET (France) publiée chez Dargaud (3 tomes) de 2020 à 2022 de type Autofiction/Satirique

Bon écoutez je suis un peu embêté alors on va expédier ça rapidement : c’est Larcenet, c’est le plus grand auteur BD du monde, je l’aime d’amour, j’aime tout ce qu’il a fait dans sa carrière auparavant, mais là c’est non. Déjà, il nous fait le coup de raconter sa vie et ses errances artistiques (syndrome de la page blanche, de l’imposteur, et de plein d’autres trucs psychosomatiques que ne renierait pas un jacasseur Gallimard) sur le mode de la plainte, de la victimisation et de l’auto-apitoiement permanents, durant de loooooongues pages bien trop verbeuses. C’est rigolo, il y a de nombreux parallèles avec le Oleg de Peeters chroniqué ci-avant. Mais en plus il trouve le moyen de faire la critique de ce qu’il est en train de faire, tout en sachant que ce n’est pas intéressant, avec de constants appels « méta » au 4e mur (« eh, regardez, c’est nul ce que je fais hein ? héhé, mais comme je le dis ben c’est drôle que ce soit nul haha »). De surcroît, la forme ne convient pas du tout à ce qu’il propose, comme dans son dernier (médiocre) Retour à la terre : loin de son trait drôle et lâché d’antan, il obsède ici sur les détails et les textures, multiplie les couleurs jusqu’à l’absurde et nous noie dans cette profusion. Evidemment, ça reste Larcenet : il y a quelques réflexions bien senties, des passages intéressants sur l’acte créatif, mais ça reste vraiment ras des pâquerettes. A force de mettre en scène sa propre déchéance, ses psychoses (on ne peut plus parler de névroses à ce stade-là), Larcenet a fabriqué un insupportable avatar qu’on rêve de faire taire. C’est le danger de toute autofiction.

Ma note : 5/10

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