Lectures économiques (« Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ? » ; « Nos nouvelles mythologies économiques » ; « La Raison économique et ses monstres »)

Une fois de plus, mes lectures ont suivi une thématique sans que je fasse vraiment exprès. En explorant les motivations profondes de mes comportements de lecteur, sans doute trouverait-on à l’œuvre des mécanismes inconscients qui font que, chaque année à la même période, j’ai envie de livres de socio et d’économie. Ainsi donc…


Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ? : Livre de Denis Colombi (France) édité par Payot en 2022 de type Essai/Sociologie-Economie

« Arf ! Tu te dis anticapitaliste alors que tu touittes sur des rézosocio avec ton smarfone. Arf ! Arf ! Je me moque. »

Combien souvent avons-nous lu et entendu ce type de remarques désobligeantes, nous qui nous disons « anticapitalistes » ? Il est vrai que mon anticapitalisme a sans doute constitué, en premier lieu, la marque d’une rébellion adolescente décorée de posters Che Guevarra sur les murs de ma chambre. Il est vrai aussi que certains discours anticapitalistes « ne nous aident pas », en ce qu’ils demeurent caricaturaux, inexacts ou inconséquents (lire à ce sujet Vivre sans de Fred Lordon). C’est pourquoi je considère en général que la version plus « mature » de l’anticapitalisme doit suivre à la louche quatre étapes, qui sont les suivantes :

  1. La définition : pour bien lutter contre le capitalisme, il faut non seulement le nommer, tel Voldemort dans Harry Potter, mais aussi savoir de quoi on parle. Ne pas le confondre avec des termes voisins (libéralisme, productivisme, consumérisme) et établir qu’il est un système, une certaine manière d’organiser la production.
  2. L’analyse : une fois qu’on l’a bien défini, on doit étudier quelle est son histoire, quelles motivations ont présidé à son instauration, comment ce système fonctionne et comment il s’est maintenu dans le temps. L’intérêt est notamment de montrer que, contrairement à ce que prétendent certains, le capitalisme ne remonte pas à la nuit des temps et aux premiers échanges de coquillages entre néanderthaliens, mais a bien des spécificités marquées dans le temps, circonscrites à un contexte.
  3. La critique : l’analyse a dû nous fournir les clés pour comprendre à quel point ce système est mortifère et destructeur ; on doit pouvoir expliquer de manière simple pourquoi on en sortira nécessairement. La notion « d’esprit du capitalisme » (théorisée par Boltanski & Chiapello) prend alors toute son importance pour expliquer comment un système aussi manifestement délétère a pu trouver des renforcements institutionnels et se maintenir en dépit de ses limites.
  4. La proposition : enfin, ne jamais négliger l’étape qui rend notre position conséquente (c’est à dire qui pense, qui assume les conséquences de ce qu’elle propose) : qu’est-ce qu’on imagine comme système de substitution et comment on le fait advenir ? Il s’agit là de ne pas se laisser aller à des fantasmes d’auto-régulation spontanée qui se passerait dans la joie pure, mais de blinder un discours à la fois dégrisant (sortir du capitalisme, c’est compliqué et ça demandera beaucoup de sacrifices) et enthousiasmant (sortir du capitalisme, ça va nous faire découvrir une autre manière de s’organiser, de rythmer nos vies, de consommer).

Eh bien le livre du sociologue Denis Colombi (qui avait déjà fait très fort avec Où va l’argent des pauvres, Payot, 2020) est une arme précieuse puisqu’il développe ces 4 étapes avec clarté et précision. Dans une langue agréable et simple, en s’appuyant sur des sources classiques (Marx, Weber) ou académiques (Bourdieu, Boltanski & Chiapello, Polanyi), mais en n’oubliant jamais de puiser des exemples dans la pop culture, ni de mettre l’accent sur des problématiques contemporaines, il fait le tour du sujet avec une force tranquille qui laisse une impression de solidité et de légèreté à la fois. Personnellement, c’est le texte sur le capitalisme que j’ai attendu toute ma vie, celui que je vais pouvoir lire et relire pour m’imprégner de sa logique et de ses explications, que je vais pouvoir offrir autour de moi sans craindre de barber le monde.

Au-delà, jusque dans la subtilité de son titre (« malgré nous ») il est une invitation à la déculpabilisation : oui, nous « sommes capitalistes » dans le sens où nos comportements et agissements, nécessairement déterminés par le bain institutionnel dans lequel nous sommes plongés, sont conduits à longueur de journées dans la routine du capitalisme. Nous n’y sommes pas contraints par la force bien sûr, ni par une peur dictatoriale par exemple, mais par quelque chose de bien plus insidieux : les mécanismes de la reproduction sociale, les « petits enrôlements » invisibles qui influencent nos goûts, nos manières, nos prises de décision. C’est ce qui rend notre résistance encore plus difficile. Mais pas moins nécessaire.

Enfin, ce livre a comblé le game designer qui sommeille en moi : Denis Colombi encadre son texte (début et fin) par une allégorie de la société en tant que jeu, avec ses règles dont le respect est à la fois requis et implicite pour valider notre participation ou notre implication. Depuis notamment ma lecture des Jeux et les Hommes de Roger Caillois, c’est une réflexion au cœur de mes créations entrelaçant le narratif et le ludique, et je suis heureux que Colombi y associe très concrètement l’enjeu politique qui en découle.

Ma note : 9/10


Nouvelles mythologies économiques : Essai de Eloi Laurent (France) édité chez Les Liens qui libèrent en 2016 de type Essai/Economie

La Raison économique et ses monstres : Essai de Eloi Laurent (France) édité chez Les Liens qui libèrent en 2022 de type Essai/Economie

J’ai l’impression d’avoir déjà fait 10 fois l’article de Nos mythologies économiques de Eloi Laurent, alors rajoutons-en une couche avec Nouvelles mythologies économiques du même auteur. Je trouve que ce sont de petits livres très efficaces parce qu’ils fournissent des contre-arguments simples aux récits, fables, et autres narratifs libéraux (les « mythologies ») déjà bien armés par ailleurs, notamment dans la sphère médiatique (« Investir dans le service public, c’est endetter nos enfants » ; « créer de la monnaie, ça fait de l’inflation » ; « pour relancer l’emploi, il faut flexibiliser les conditions de débauche », etc.).

En même temps, je vous conseille plutôt le premier opus. Celui-ci en effet, paru en 2016, parle énormément de l’actualité du moment, et les élections de 2017 puis de 2022 changent complètement la donne – dans le sens où les logiques à l’œuvre se sont encore accrues dans le mauvais sens, si c’était encore possible.

Ou donc le dernier, La Raison économique et ses monstres, qui revient plus explicitement sur l’après-Covid et des problématiques plus brûlantes (effets économiques de l’immigration, sobriété écologique…). Dans un sens, la lecture consécutive de ces deux opus est révélatrice des phénomènes d’accroissement et d’accélération assez brutaux de certaines logiques mortifères dans les choix de politiques publiques, et cela devient une belle mise en lumières des effets immédiats du quinquennat de Macron.

Ma note : 7/10

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