Le dernier Lordon n’est pas bouchonné (« Vivre sans » de Frédéric Lordon)

Vivre sans : livre de Frédéric Lordon (France, 2019) édité chez La Fabrique de type Essai-Entretien/Philosophique.

Lordon-Vivre-sans

D’où vient mon adoration pour Frédéric Lordon ? C’est une question que je me pose (et qu’on me pose) souvent, mais qui ne se répond pas en trois mots. Est-ce parce qu’il s’appuie sur Spinoza, mon philosophe chéri ? Parce qu’il est une figure de l’anticapitalisme ? Parce qu’il a une culture théorique qui force le respect ? Parce qu’il met de très jolis pulls à cols roulés ? Sans doute un peu de tout ça.

Mais ça ne fait pas une raison-princeps. Si j’allais chercher dans mes moteurs comportementaux la raison profonde et structurante, je dirais ceci : la pensée de Lordon allie deux choses qui semblent antinomiques et les fait tenir ensemble. D’un côté, une sensibilité au progressisme et à la démocratie, la préférence de la coopération sur la compétition ou la coercition, un projet politique qui tend vers l’abolition de tous les rapports de domination. De l’autre, un appel constant à la lucidité, au dégrisement, à la rigueur intellectuelle. Et en temps normal, ces deux choses ne voisinent pas forcément bien. Par affinité idéologique, je côtoie beaucoup de gens balayant tout le spectre de la gauche au sens large : des libertaires, des léninistes, des bobo-écolos, des socio-démocrates, des black blocks, des activistes, des cégétistes, et j’en passe. Et je dois avouer que souvent, si je partage bien sûr un certain nombre d’idées, de pratiques ou de lectures du monde, je me trouve aussi souvent confronté à des limites de raisonnement, et j’aime en faire la critique, une critique amicale, mais qui ne peut se passer de rigueur, et souvent ça agace, tout comme Lordon agace. En effet, je dirais que, s’il fallait le résumer en une formule, son mot d’ordre, comme le mien, c’est le suivant :

« Ne pas se raconter d’histoires »

C’est un exercice de lucidité dont, à mon sens, on ne peut s’exempter, et un moteur comportemental que j’ai depuis très longtemps, depuis toujours peut-être : j’aime me faire l’avocat du diable, j’aime critiquer (au sens de « poser les limites »), y compris les idées qui me séduisent. En fait, la séduction, je m’en méfie. Dès que je trouve une idée séduisante, j’ai des balises « warning » qui se déclenchent dans ma tête, et je cherche tout de suite à détruire l’hypothèse : « OK, c’est séduisant, mais si je devais trouver le contre-argument, ça serait quoi ? Que me dirait quelqu’un qui ne serait pas d’accord, et aurait-il tort ? » Lordon, c’est celui qui est venu structurer mon système de pensée autour de cette notion de lucidité. Et qui m’a révélé que ma fascination pour Spinoza n’avait rien d’un hasard, tant il est, justement, un philosophe du dégrisement, du matérialisme, de l’immanence.

Il se trouve donc que, côtoyant (souvent avec grand plaisir et amitié) toute ma sphère de gauche, je me trouve souvent confronté à des idées séduisantes qui ne résistent pas à l’examen d’une pensée critique. C’est là qu’il faut faire, pour le lecteur concerné, un effort de subtilité : je ne dis pas que ces idées sont vaines, nulles, et inutiles, mais simplement qu’on ne fait pas un projet politique avec ça. Je donne un exemple très concret : chez les libertaires notamment, il y a un fantasme des petites communautés autogérées qui, avec un peu d’effort, pourraient essaimer sur tout le territoire et nous permettre d’échapper à l’emprise du Capital. Spontanément, je suis séduit, et je trouve que c’est un très bon exercice que celui des cabanes, de la ZAD et tutti quanti : ça entraîne la débrouille, la furtivité, l’inventivité, et c’est indispensable dans la perspective d’un renversement du capitalisme. Pour autant, je passe l’idée au tamis de la pensée du dégrisement, et je conclus en moins d’une seconde : ça n’a pas la moindre chance d’avoir quelque conséquence opérationnelle que ce soit, et je ne crois pas un instant que l’on se soustrait aux institutions avec ce type d’échappatoire.

Car voici le mot lâché : institutions. Et c’est de ça que parle le bouquin de Lordon. Car en voici une, d’idée fantasmée, qui fleurit dans beaucoup de têtes et de conversations : comme les institutions (à prendre au sens large : la monnaie, le travail, la police, l’Etat, la consommation, etc.) sont dégueulasses, essayons de nous en soustraire. On voudrait vivre sans monnaie, sans Etat, sans police, sans consommation, etc. A l’épreuve du dégrisement, toutefois, on se rend compte que c’est un contresens tragique et une erreur stratégique, et c’est un processus de compréhension que propose Lordon dans ce livre (sous la forme d’un long « entretien » auquel je vais laisser des guillemets, parce qu’avec des questions d’une page et des réponses de 30, on n’est pas vraiment sur la dynamique de « l’entretien »). Comme je sais que vous aurez la flemme de le lire parce que Lordon « c’est compliqué » (pourtant en terme de philosophie, je vous garantis que c’est franchement plus accessible que la moyenne, mais passons), je vous résume ici de manière très schématique le développement de son raisonnement :

1) Les institutions c’est l’enfer. Je pense que sur ce premier point on sera tous d’accord. Quand on ne peut plus soigner à l’hôpital, plus enseigner dans les écoles, plus étudier à l’université (etc.) parce que les logiques de ces institutions ont été captées et colonisées par celle du Capital, quand les services publics sont détruits, quand aller au travail devient invivable et conduit au suicide, quand on évolue au milieu des injonctions paradoxales (« consommez ce produit », « triez vos déchets », « vous êtes responsables de la crise écologique »), il est inévitable d’être traversé par des pensées de la sédition, de la rébellion, de la colère, de la fuite. En général ça peut prendre deux formes : les institutions, on veut les détruire et ne plus en recréer, ou bien on veut les fuir et s’en échapper.

2) Mais toutefois dans une société il y a toujours des institutions. C’est là le point qui va fâcher du monde (coucou, les copains libertaires) et c’est le grand point de Lordon, pas que dans ce livre mais depuis Imperium il y a quelques années. Retenez ceci : les groupes humains sécrètent de l’autorité endogènement. Dès qu’on forme un groupe humain, que ce soit un Etat, une entreprise, un club de pétanque ou des gosses qui jouent ensemble, des règles explicites ou implicites se créent aussitôt, systématiquement. Là je suis obligé de résumer très grossièrement un développement long et complexe : les institutions, c’est la cristallisation de la puissance du collectif dans des effets qui créent de l’autorité. Le fantasme d’horizontalité est… un fantasme. Il y a toujours du vertical qui émerge. Lordon donne un exemple très rigolo : se serrer la main de la main droite, c’est une institution. Vous allez me dire que c’est anecdotique et inoffensif. Eh bien… amusez-vous, en entrant dans une salle avec une grande assemblée, à saluer tout le monde avec un bisou sur le front. Vous verrez que vous allez susciter de l’étonnement, et puis à force peut-être un peu d’agacement, et rapidement ça va murmurer… et là vous sentirez toute la force du collectif peser sur votre pratique « divergente », et cette force c’est une manifestation institutionnelle, une règle tacite avec un pouvoir normatif. Donc pensez bien la chose suivante : si un simple bisou sur le front peut susciter ce genre d’effet, figurez-vous ce qu’est une société sans monnaie, sans police ou sans Etat. Un groupe humain en nombre, une multitude d’humains en interaction, a besoin des structures de modération et de médiation que sont les institutions. On peut le regretter, s’en offusquer, s’en désespérer, mais je le répète, il s’agit de ne pas se raconter d’histoires : vous vivez dans une société, donc il y a des institutions.

3) La question n’est donc pas de vouloir y échapper ou les supprimer mais de se demander quelle forme on leur donne pour les rendre plus démocratiques et moins oppressives. Une monnaie d’accord, mais pas celle que l’on vit : une monnaie que l’on contrôle, pour commencer (le rétablissement de la souveraineté monétaire, c’est la base pour faire quoi que ce soit à l’échelle d’un pays), et une monnaie qui ne soit émise que pour pourvoir aux besoins de l’intérêt général. Une police, certainement, mais une police de la défense et de la médiation, pas une police de la répression et du gardiennage des meubles du Capital. Un Etat bien sûr, mais pas un Etat qui s’occupe de régenter les existences, plutôt un Etat qui soit un organe contrôlé de mise en oeuvre des grands projets publics (transports, énergie…). Bref, tout est une question de forme et pas de concept. Et le progressisme, ce n’est rien d’autre que l’invention toujours remise au travail de formes nouvelles.

J’anticipe déjà les critiques qui pourraient être émises, et il y en a quelques-unes de légitimes. On pourra en reparler en commentaires. Pour autant, je ne connais à ce jour aucun raisonnement politique qui soit plus lucide et solide que celui-ci. Pas très séduisant sans doute, pas satisfaisant pour qui rêve de couper des têtes ou de vivre reclus dans le Larzac, mais… qui ne se raconte pas d’histoires.

4 commentaires sur “Le dernier Lordon n’est pas bouchonné (« Vivre sans » de Frédéric Lordon)

    • Merci pour votre commentaire Jean-Paul.

      Si le « monde actuel », ça signifie le cadre socio-économique, et les règles de fonctionnement qui vont avec, alors vouloir en sortir doit être le programme central de tout ceux qui se disent « de gauche ». Ca peut même être un critère très opérationnel pour distinguer les progressistes des conservateurs.

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