« La Brigade chimérique – Ultime Renaissance » (BD)

Je serais bien en peine de vous faire ressentir l’impact qu’a eu sur moi La Brigade chimérique. Non seulement c’est une des meilleures BD que j’ai lues dans ma vie – dans le voisinage du Pluto d’Urasawa, du Jimmy Corrigan de Chris Ware – mais au-delà de ça c’est l’oeuvre qui m’inspire au quotidien dans mon travail d’auteur. Quand j’ai écrit L’île Fantôme, c’était avec l’ombre de Serge Lehman dans mon dos, en permanence penché sur ma page et mes mots, à me demander ce qu’il aurait pensé de ce passage, de ce point d’intrigue, de cet univers. Pour tout dire, le manuscrit sur lequel je bosse depuis 2018 parle d’une école pour « enfants spéciaux » qu’on explore après le décès de sa créatrice, une certaine Marie Curie… là encore, celles et ceux qui connaissent La Brigade auront repéré l’évidente filiation.

Car en définitive, c’était quoi La Brigade chimérique ? C’était une histoire en 6 volumes publiés aux éditions de L’Atalante (habituellement un éditeur de romans de SFFF), à présent rassemblés en intégrale + paratexte, avec au scénario Serge Lehman assisté de Fabrice Colin, et Gess à la réalisation. Elle mettait en scène des héros trop oubliés de la littérature populaire francophone, et plus largement européenne, de la première moitié du XXe siècle. Ces héros étaient embarqués dans une intrigue mystérieuse, bourrée de surprises et parsemée de références, à la fois des références connues et d’autres que l’on apprend à découvrir dans un processus presque déductif : le Dr Mabuse (du film de Fritz Lang), le Nyctalope (des romans de Jean de la Hire), l’Ange bleu (du film éponyme avec Marlene Dietrich), Gregor Samsa (de La Métamorphose de Kafka) et tant d’autres, y côtoient des personnages réels, principalement bien entendu des scientifiques (les Joliot-Curie par exemple) et des écrivains (Régis Messac, Rosny Aîné, André Breton…).

L’intrigue, passionnante, se mettait au service d’une explication fictionnelle ET d’une analyse critique de la disparition de la littérature européenne de l’imaginaire. A la fois hommage, exposition patrimoniale et tentative de réactivation, il s’agit de proposer une modernisation de la fiction populaire locale. Sur ce dernier point, il me semble que ça a pris (il faudrait faire une recension de toutes les formes que ça peut prendre, depuis le succès de Miraculous Ladybug par exemple, jusqu’à celui de la série Arsène Lupin, les jeux vidéo d’Arcane Studios, etc.). Et c’est non seulement parce que le travail d’exhumation de Lehman est exceptionnel, mais aussi pour deux autres raisons pas négligeables : 1/ l’univers proposé est cohérent, surprenant, magnifique, à distance étudiée entre le côté steampunk et littéraire d’Alan Moore dans sa Ligue des gentlemen et ce qu’a pu proposer Tardi sur le plan visuel, par exemple dans Adèle Blanc-Sec ou plus récemment Avril et le monde truqué (dont la filiation est, là aussi, évidente). Cet univers de fiction, qu’on pourrait appeler l’Hypermonde, est tout simplement mon préféré tous supports confondus, et il fonctionne sur le registre de la citation permanente pour créer son effet de réel ; 2/ La réalisation de Gess est démente, avec une utilisation parfaite du langage BD (pour tout dire, dans le cours que je donne sur la BD aux étudiants en Métiers du Livre, je pique tous mes exemples sur les différents types d’enchaînements à La Brigade chimérique).

Comme on est déjà au quatrième paragraphe, je pense que tout le monde a compris mon amour pour cette BD et son univers de fiction, et il serait peut-être temps que j’aborde l’oeuvre qui nous occupe, à savoir cette suite sortie récemment et sous-titrée Ultime Renaissance, dans un gros roman graphique sublime en hard cover à jaquette, découpé en épisodes comme le premier opus. Cette fois-ci, c’est Stéphane de Caneva qui se charge de la réalisation (l’aventure éditoriale de cette BD est racontée en postface, je vous laisse la découvrir et ça me fait dire que tous les livres devraient avoir une postface de cette sorte). Je ne serai absolument pas objectif sur l’aspect graphique parce que j’ai déjà bossé avec Stéphane de Caneva dont j’adore le style et toutes les oeuvres passées (par exemple Metropolis, déjà chez Delcourt et avec Serge Lehman, qui est excellent également). C’est absolument génial, aussi beau que bien découpé, avec des mises en page spectaculaires. Notamment, on retrouve souvent ces grandes cases d’arrière-plan qui servent de support d’ambiance à des cases plus petites et superposées à la première – le procédé est classique mais très bien réalisé, il organise le scénario en tranches atmosphériques bien distinctes. Les character designs sont excellents également – mention spéciale à l’antagoniste de la dernière partie de l’histoire.

Au lieu de proposer une variation de plus du matériau de base (car il y a déjà eu des spin-off, comme L’Homme truqué en 2013), Ultime Renaissance en propose une relecture presque radicale : en prolongeant l’intrigue dans l’époque contemporaine, Serge Lehman semble vouloir dialoguer avec son oeuvre passée, lui reconnaître son caractère séminal mais aussi exposer ses limites, montrer comment le monde a changé depuis dix ans et comment la fiction populaire, qui est son sujet central, évolue et s’empare de ces changements de paradigme.

Ainsi, si on retrouve des héros (Sévérac, l’Homme truqué, Palmyre…), des situations (la transformation dans la chambre ardente, l’apparition d’un antagoniste géant, la xénobie…) et des appels constants aux origines de l’univers, ce n’est que pour mieux les confronter aux problématiques du présent contemporain et à tous les tropes que la fiction populaire ne peut que spontanément laisser entrer en elle. Lutte contre les inégalités, questionnement sur l’imbrication entre culture et repli identitaire, rapport ambigu à la question du « vrai » dans les sphères médiatiques et scientifiques, et bien sûr, relayant toutes ces problématiques et leurs divers aspects : comment la culture populaire nous relie et devient un outil d’émancipation collective, de résistance ? La quête de Charles Dex est bien de retrouver, de réactiver ces figures héroïques qui nous manquent, mais l’idée de transmission parcourt également le scénario (par l’intermédiaire de personnages comme la nouvelle Félifax ou Nelly…), ce qui fait qu’on ne se sentira jamais prisonniers d’une ambiance nostalgique ou réactionnaire ; au contraire, l’appel est constamment tourné vers la réinvention d’une nouvelle identité collective, du « commun » auquel on peut se référer pour avancer ensemble.

Evidemment, ça n’a pas été pour moi le choc du premier opus, cette impression d’avoir enfin trouvé « mon » univers, dans lequel je me sens si bien. Pour autant, j’ai vécu cette lecture avec la tranquille assurance de celui qui découvre à la carte du restaurant son plat préféré, mais réarrangé et restructuré par un chef qui ambitionne de me le faire redécouvrir sous une autre forme, dans un dosage parfait de « même » et de « différent ».

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