« Tell me why » (jeu vidéo)

Pour faire comprendre un concept lié aux arts narratifs, toujours utiliser des métaphores culinaires. Aujourd’hui, voyons ensemble le concept de dosage.

Avez-vous déjà vécu la situation suivante ? Vous essayez de reproduire une recette de cuisine dont vous n’avez que la structure globale – héritée de votre défunte grand-mère par exemple, ou copiée sur un grand chef dans une émission télé. Vous suivez les grandes lignes, il n’y a pas d’erreur manifeste, vous avez les ingrédients requis, et la réalisation se déroule sans fausse note, sans problème technique. Pourtant, c’est pas bon. Mais fichtre, qu’est-ce donc cette diablerie ? C’est très simple : vous n’avez pas l’expertise de votre grand-mère ou du grand chef, et vous n’avez pas dosé correctement.

Un dosage à plein de niveaux : vous n’avez pas accordé un soin suffisant au choix de vos ingrédients, vous ne les avez pas répartis correctement en proportion, peut-être avez-vous légèrement faussé une cuisson ou un assaisonnement, bref vous n’avez pas combiné les éléments de manière harmonieuse, et vous avez foiré le traitement des éléments eux-mêmes, vous vous êtes planté sur le dosage.

Comment expliquer qu’un jeu cherchant à reproduire la recette du très beau Life is strange, développé par la même équipe, reprenant la même structure narrative, le même registre et le même style de gameplay, puisse se planter à ce point ? Parce qu’ils ont complètement foiré le dosage de leur jeu.

Comme dans Life is strange, on est donc sur une fiction intéractive, un jeu narratif dans lequel le gameplay est très maigre : on fait évoluer notre personnage (ici on alterne entre la jeune Alyson et sa soeur jumelle/frère transgenre Tyler) dans des décors fixes au joli photoréalisme, dans une bourgade fictive d’Alaska du présent contemporain, émaillé d’une louche de fantastique – puisque les deux protagonistes ont un don télépathique qui peut à l’occasion leur faire revoir des souvenirs enfouis. C’est ce pouvoir qui donne lieu au seul élément de gameplay du jeu : il faudra parfois choisir une réplique plutôt qu’une autre, ou examiner un souvenir selon chacun des deux points de vue, et arbitrer entre les deux celui qui semble le plus vraisemblable. Deux gros écueils : on n’a aucun indice auquel se raccrocher pour opérer notre choix, et de toute façon ça n’a quasiment aucune conséquence sur la suite. On nous encourage aussi parfois à résoudre une poignée d’énigmes grâce à des contes illustrés écrits dans un livre, mais c’est d’un fastidieux que j’aurais peine à décrire.

Il y a pourtant de l’enjeu : les deux enfants, dix ans auparavant, ont tué leur mère en position de légitime défense alors qu’elle les menaçait avec un fusil. La tonalité est celle du mélodrame doux-amer, un lourd passé bourré de non-dits et de déni qui plane au dessus de chaque situation et presque chaque ligne de dialogue. L’intérêt du traitement narratif, c’est que Tyler et Alyson ont chacun une façon diamétralement opposée de se confronter aux souvenirs douloureux (Tyler affronte et Alyson veut tourner la page). Malheureusement, le scénario est si faible qu’on va peiner à s’impliquer dans l’histoire, ce qui constitue pourtant le prérequis majeur de ce type de jeux. Il aurait peut-être fallu complexifier l’intrigue dans sa phase « enquête » (perso j’ai grillé le fin mot de l’histoire – absurde au demeurant – et son méchant terminal environ à la moitié du jeu).

L’aspect polémique avec la transition de Tyler apparaît complètement artificiel, et manifestement choisi pour se donner une apparence de progressisme cool, puisqu’il est à la fois omniprésent (évoqué continuellement par l’ensemble des personnages) et sans importance aucune dans la mécanique du récit. On pourrait comparer avec la manière dont la saga Mass Effect, par exemple, intègre le sujet du queer admirablement… sans jamais en faire un sujet en fait, et en l’exposant de manière spontanée, comme si il n’y avait pas de discussion là-dessus. Démarche opposée.

C’est le signal général d’une écriture faible : quand le plaisir de Life is strange reposait sur le dévoilement progressif de son univers par une multitude de détails disséminés dans le décor, ponctués des commentaires croustillants de la protagoniste, ici ça ne prend pas parce que, à système égal, rien n’est suffisamment drôle, surprenant, attachant, pour captiver notre attention. Si on ajoute à ça que dans Life is strange, le gameplay volontairement ténu était quelque peu densifié par l’aspect « énigme » du pouvoir temporel, rien de tel ne va fonctionner dans Tell me why, et le déroulé narratif comme la mise en scène sont tellement plats qu’on a une sensation de film chiant, vaguement intéractif, dont on rushe les scènes pour parvenir à la fin, fort décevante par ailleurs (le chapitre 3 tout entier est raté en fait, dommage c’est là qu’on trouvait les seules énigmes vaguement correctes).

À l’exception de quelques personnages et scènes, Tell me why est donc un plantage absolu, alors même que Dontnod avait la structure et la recette – mais le dosage les gars, le dosage c’est ce qui fait la différence entre un plat savoureux et une tambouille inepte.

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