« L’incivilité des fantômes », un roman éthéré

L’incivilité des fantômes : Roman de Rivers SOLOMON (USA) édité Aux Forges de Vulcain en 2019 de type Drame/Science-fiction

Après une année 2019 un peu pauvre en romans (à la fois lus et appréciés), voilà une année romanesque 2020 pas encore terminée mais qui promet déjà de me faire arracher quelques cheveux quand je devrai décerner mes Prix de fin d’année. L’incivilité des fantômes, premier roman de Rivers Solomon, figurera sans doute en bonne place parmi mes lectures préférées de l’année.

C’est un récit d’arche stellaire tel qu’on a déjà pu en voir – c’est un sous-sous-sous-genre de la SF dont l’exemple le plus emblématique est sans doute Croisière sans escale de Brian Aldiss : un immense vaisseau bourré de colons terriens est lancé dans un voyage spatial à la durée indéfinie, un voyage si long que ses propres passagers ont oublié, au fil des générations, jusqu’à l’objectif et la destination. Ici c’est le Matilda qui abrite quelques dizaines de milliers d’humains, ayant fui la Terre pour une raison obscure (climatique ?). Où vont-ils, pourquoi et comment y vont-ils ? Cela reste en suspens.

Car ce qui est surtout décrit, c’est : « comment s’organisent-ils » ? À cette question on peut répondre sans trop se tromper : « c’est l’horreur ». Loin des utopies de confraternité spatiale, l’équipage du Matilda a surtout recréé une société violemment oppressive, aux rapports de domination aussi rigides que réactionnaires : les ponts du navire stellaire, nommés par ordre alphabétique, sont autant de strates sociales qui séparent les « haut-pontiens » des « mi-pontiens » et des « bas-pontiens ». La couleur de peau et l’orientation sexuelle sont les deux principaux facteurs de distinction, et je n’ai nul besoin de vous faire un dessin quant à qui domine qui, et surtout qui violente qui.

Rivers Solomon a créé en Aster, la protagoniste du roman, un alter ego : noire et non-binaire, elle (ou plutôt « ille » ?) est respectée sur le vaisseau pour sa pratique de la médecine, mais outre ses caractéristiques naturelles, qui la marginalisent de fait, son comportement frondeur et ses compétences relationnelles limitées (elle semble frôler le spectre autistique), en font une cible de choix pour les dirigeants et les gardes. Lesquels dirigeants et gardes outrepassent allègrement le seul maintien de l’ordre public, bien sûr. Les bas-pontiens sont pour ainsi dire réduits en esclavage, affectés au travail des champs toute la journée jusqu’à épuisement, et rigoureusement contrôlés par un couvre-feu et un appel quotidien.

La société ainsi décrite est déjà passionnante, mais ce qui crée une identification si forte c’est la formalisation subtile de la focalisation sur Aster, aussi étroite que délicate. Le personnage est rendu si vivant, si crédible, qu’on parvient à partager sa manière de raisonner dans toute sa complexité. Pour une fois, le « protagoniste marginal » n’est pas observé de loin, mais éprouvé intérieurement, organiquement. Par son intermédiaire, on va se passionner pour un mystère personnel (qu’est-il arrivé à sa mère, qu’elle n’a jamais connue ?) mêlé à un mystère scientifique (où va ce vaisseau, et comment infléchir sa course ?), on va vivre des romances complexes (avec Théo, le chirurgien qui a tout appris à Aster, avec Giselle l’amie d’enfance hors de contrôle), et on va voir comment se passe le processus d’une révolte, comment la colère individuelle devient une insurrection à grande échelle.

L’écriture est un peu complexe : Solomon tient à ne jamais nous décrire une scène de manière linéaire. On n’aura jamais de plan-type, genre : exposition-développement-illustration. Chaque chapitre va être pris par un bout inattendu, nous laisser déduire beaucoup de choses, nous emmener dans des directions singulières (en flashback, en flash-forward), mais tout aura du sens. Très belle lecture, superbe saisissement de problématiques actuelles.

3 commentaires sur “« L’incivilité des fantômes », un roman éthéré

  1. […] Alors certes, j’ai eu des déceptions (Crowley, Vandermeer, pourquoi m’avez vous fait ça ?), des romans qu’on m’annonçait comme des miracles n’ont eu aucun effet enchanteur sur moi (le Lucazeau, par exemple), et l’année 2021 reste un peu terne par rapport à la précédente, lors de laquelle j’avais pris claque sur claque en littérature. Heureusement, quelques joies sont venues égayer ce paysage un peu tristoune, et ces joies sont souvent venues des Forges de Vulcain, faut bien dire les choses à un moment. Après avoir échoué sur le podium face à des monstres littéraires comme Vita Nostra en 2020, Rivers Solomon remporte logiquement le prix tant convoité avec Les Abysses, un fabuleux roman au symbolisme tragique, peut-être encore meilleur que L’Incivilité des fantômes. […]

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