Le moins qu’on puise dire, c’est que ce jeu est entouré d’une aura de mystère : je me rappelle que, lors de sa sortie, les critiques de la presse étaient volontairement nébuleuses et énigmatiques et le jeu était souvent noté hors des conventions habituelles. Après y avoir passé quelques heures je comprends un peu mieux pourquoi : c’est juste que ce n’est pas un jeu, mais davantage une sorte d’expérience de pensée philosophique.
Attention cependant : ce n’est pas inintéressant, et ça a quelque chose de profond à dire. Dans une vue subjective type « exploration », sans objets ni armes dans les mains (pensez à The Witness, par exemple), vous, c’est-à-dire Stanley, démarrez dans un immeuble de bureau, un open space sordide et uniforme dans lequel les box sont numérotés et la décoration certifiée plastique : le comble de l’avilissement managérial. Or, très rapidement vous êtes guidé par une voix-off caustique qui raconte votre propre histoire. Par exemple, elle va dire que Stanley traverse tel bureau, puis emprunte telle porte plutôt que telle autre. Le « jeu » va consister à suivre ou non – plus certainement à transgresser car c’est très tentant – le récit de la voix-off pour contrecarrer le sentiment d’autorité dans lequel la narration vous installe. Ainsi, vous allez pouvoir dévier du fil des événements prévus, perturber le narrateur qui ne se gênera pas pour vous sermonner en brisant joyeusement le 4e mur, et connaître une poignée de « fins » différentes (il en existe une dizaine, j’en ai fait 7 ou 8 ça suffira bien).
Vous l’avez sans doute compris, l’histoire de Stanley est une parabole (comme l’indique le titre) sur le libre arbitre. Ce que ça cherche à vous dire, c’est que le concept de « liberté » dans un jeu vidéo est une fumisterie. Vous avez l’impression de faire des choix, en réalité ceux-ci sont orientés par le game design conçu par les développeurs. Et quand bien même vous ne feriez pas les choix prévus, les autres choix que vous pourriez faire ont été prévus aussi. Plus globalement, quand vous jouez à un jeu, voire même quand vous vous immergez dans n’importe quelle fiction narrative, vous évoluez sans vous en rendre compte dans un système de règles, et c’est ce système qui balise l’ensemble de vos actions, de vos idées et de vos interprétations.
En faisant du protagoniste un travailleur lambda dans un bureau lambda, ce que semblent nous dire les développeurs, c’est que c’est pareil dans la vraie vie : notre liberté est une illusion, et même quand nous pensons avoir des goûts ou des comportements qui nous sont propres, nous ne faisons en fait que nous conformer aux contraintes dans lesquels nous sommes plongés, contraintes qui déterminent ce que nous sommes. Bref : The Stanley Parable, c’est l’expérience ludique du déterminisme, et ça va vous rappeler Spinoza, ce qui est toujours bon à prendre : « Les hommes se trompent quand ils se croient libres, impression qui consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actes mais ignorants des causes qui les déterminent ». Méditez là-dessus, tas de néolibéraux. Pour autant, je ne vous oblige pas à jouer à The Stanley Parable, parce que pour intéressante qu’elle soit, l’expérience n’en demeure pas moins assez lassante et agaçante dès lors qu’on a saisi le concept.
Développé depuis 2013 mais paru en entier seulement le mois dernier, Kentucky Route Zero est un jeu narratif divisé en 5 actes, eux-mêmes entrecoupés de petits intermèdes ; le tout vous prendra entre 8 et 10 heures de jeu. Un peu comme dans Gods will be watching il y a quelques temps, ce jeu a l’aspect d’un point & click mais pas vraiment le gameplay : si vous déplacez en effet des personnages sur des écrans à peu près fixes dans des décors en 2D avec des actions contextuelles, ce n’est qu’un habillage pour tout autre chose. Dans Kentucky Route Zero, vous allez essentiellement lire des dialogues.
D’abord dans la peau de Conway, livreur qui transbahute en camion des antiquités sur les routes du Kentucky, puis en vous glissant dans d’autres personnages point-de-vue (Shannon la fille de mineurs, Ezra le petit garçon aventureux, etc.), vous pourrez évoluer dans des tableaux appelés « scènes », qui garnissent chaque acte, annonçant clairement l’aspect théâtral de la narration. Chacune de ces scènes est pensée comme un microcosme englobant à la fois une situation, qui fait suite à la précédente selon une logique de séparation par des ellipses, mais aussi un système d’interaction entre personnages, où il n’est pas rare de trouver des modes narratifs originaux (discours rapporté, changement de focalisation, discours intérieur…), et souvent une astuce de gameplay plus ou moins inattendue.
On est dans une ambiance dite de « réalisme magique », où des éléments singuliers détonnent par rapport au naturalisme ambiant : des fantômes perturbent des ondes de transmission radio, des êtres électro-squelettiques gèrent une distillerie de whiskey, un aigle géant transporte des maisons dans une forêt… et si la plupart des personnages s’étonnent doucement de ces choses improbables, personne ne semble s’en offusquer outre mesure. On demeure continuellement dans cette atmosphère un peu surréaliste, qui pourra faire penser aux romans de Garcia Marquez ou au cinéma de David Lynch, notamment. Du coup, chaque scène qui s’achève est la promesse d’une nouvelle surprise, d’une nouvelle situation invraisemblable, et vous allez en déguster un vrai banquet, avec des thématiques assez claires qui se démarquent (l’acte créatif, la transmission, l’alcoolisme…) servies par des dialogues géniaux.
Car en effet, l’écriture est à tomber par terre, réellement ! Les récits des personnages, leurs manières de s’exprimer (superbe traduction française au passage), les trouvailles narratives, l’originalité des biographies… si vous êtes amateur de belle littérature, c’est un régal de chaque instant. Pour autant… on est dans un jeu, pas dans un livre. Et on passe tout de même de très longs moments à se frapper des murs de texte en choisissant un embranchement de dialogue par-ci par-là. Aussi je souhaite sincèrement que le gars qui a pondu les textes nous écrive des romans, vraiment je l’encourage, mais je me demande si ça a sa place dans le cadre vidéoludique. Pour être tout à fait sincère, je me suis dit « bon sang, ce jeu est génial » et « bon sang, j’en peux plus de ce jeu » à peu près autant de fois. C’est que l’omniprésence du texte, ajoutée à des scènes plus ou moins inspirées, fait qu’il y a de brusques ruptures de rythme, et honnêtement j’étais soulagé que ça se termine.
Paradoxalement, je dois reconnaître que c’est un jeu inattendu et inspirant, et qu’on y fera sans doute référence longtemps quand il sera question de fictions interactives.
[…] depuis quelques années, dans le sillage de jeux audacieux ou expérimentaux comme Kentucky Route Zero ou Gods will be watching, il semble qu’on assiste à un petit revirement du Point & […]
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[…] click comme l’ont tenté ces derniers temps des jeux comme Röki, Gods will be watching ou Kentucky Route Zero. Personnellement, il m’a plu juste assez pour me pousser à acquérir sa suite (sortie en […]
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[…] (2016), What Remains of Edith Finch (2017), Return of the Obra Dinn (2018), Outer Wilds (2019), Kentucky Route Zero (2020), Inscryption (2021) (c’est bien y en a un par an, c’est bien rangé ça me […]
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